The isle
(2023 – )
Le voilà. C’est lui. Je sens sur moi son visage tendu, son cou meurtri à force de me regarder. Déjà un moment qu’il me tourne autour. Cette fois, c’est le déclic. Le seul. Le seul, le rare du moins, à m’admirer parmi les milliers qui chaque matin, chaque soir, en plein milieu de la journée ou de la nuit s’empressant sous moi sans même me voir. Station Châtelet. Têtes dans leurs épaules, arqués sur leurs soucis, qui m’ignorent parfaitement. Parfois ils me perçoivent sans même s’en rendre compte, peut-être un bref trait de conscience lorsqu’ils voient l’auréole, un frisson de dégoût. Je les ramène à un mauvais souvenir. La fuite. Les salles de bain, les cuisines, les toilettes de leurs appartements, vétustes ou cossus. Je suis là et partout. Mais lui m’accueille autrement. Il sait que je suis sa nature. Comme tous les autres constitués principalement de moi. À 65 % de moi. Lui, je ne le répugne pas, en m’écoulant, m’infiltrant dans cette grotte fonctionnelle, cette grotte artificielle. Ici personne ne veut de moi mais lui me voit, dans cet espace où l’homme ne fait pas bon ménage avec moi, même si ailleurs, il me recherche : dans les nervures des feuilles, dans les fruits à l’automne. J’abreuve. Mais ici je dégoûte. Je dégoutte.
Je ne saurais dire comment c’est venu, pour lui. Un jour, il a levé la tête. Peut-être en habitué des heures sous terre, il m’a remarquée et puis aimée. Je l’ai distrait, diverti, un jour de vague à l’âme ou au contraire, d’euphorie. Que sais-je ? Sinon que dans cette fragile auréole que je forme au plafond, il a vu le divin, l’infiniment petit et l’infiniment grand. Il a appuyé sur le déclencheur. Il m’avait remarquée dans une tache en forme d’étoile, en forme de cercle, en forme d’île miniature au plafond de la station. Étoile, Denfert, Couronnes. Tout une constellation céleste ou infernale. En stalactites, calcifiées, mes soeurs les gouttes
et moi nous étirons, nous épanchons, tombons parfois, brusquement, imperceptiblement sur la chevelure d’un passant. Stalaktos : écoulement, ruissellement. De l’écoulement, du ruissellement, je deviens sédiment, nous nous sédimentons, nous devenons motifs, signes du temps qui passe, de la vie qui avance, se modifie dans la lenteur. Nous mettons des années, parfois, à descendre de la rue, à former ces décors au plafond. Je m’immisce, nous nous immisçons dans ce qu’ils croient être une mécanique urbaine parfaitement bien huilée, parfaitement bien rodée, comme autrefois un roi illuminé croyait tout contrôler, les orages, la lumière et les vents, dans ses jardins tracés au cordeau.
Je l’ai attendu. Il est revenu. Je sentais qu’il voyait en moi autre chose qu’une saleté, les minuscules mouvements de ma nature et de la sienne, moi dévorant le stuc, le plâtre, l’imprégnant de salpêtre. Il a perçu en moi comme une île, un dernier territoire inexploré, interdit à la civilisation. Il a pensé à celle de North Sentinel, au large du Myanmar, défendue par ses habitants, prêts à tuer les intrus d’un trait de flèche s’il le faut. Il a pensé aussi à ces images du cosmos, sans échelle, ces images scientifiques rapportées par satellites, de cratères et de surfaces grêlées, vérolées pourtant belles, tout comme moi. Moi dévorant, méticuleusement et inlassablement, les plafonds des stations. Il est revenu me voir, appareils à l’épaule. Il a voulu me saisir, me capturer dans ma couleur blafarde. Il a extrait de moi le noir, le négatif. Non pas pour m’accabler. Non, pour me rendre vivante, plus ombrageuse, plus dévorante encore, plus séduisante aussi. Il m’a filtrée, pour ainsi dire, a extirpé de moi l’essence sensuelle et sulfureuse de ma nature. Moi tout en bas, dans les tréfonds de la ville, moi souterrain miroir d’une île et d’un astre. Dans son voyage dans les couloirs profonds, il a saisi mon reflet inversé, celui des mers et des étoiles. Mirage d’une bien drôle de planète, inexistante et réelle à la fois.
Texte de Cécile Balavoine